Oleg Mavromatti, de la crucifixion à la chaise électrique
Publié le 2 décembre 2010 à 4:00En Russie, l’« action » artistique n’est pas seulement une forme d’expression extrême, c’est aussi une forme d’extrémisme. Et même un acte qui peut tomber sous le coup de la loi. Article 282, alinéa 6, du Code pénal : « incitation à la haine ou à l’hostilité entre nationalités, races ou religions ».
Oleg Mavromatti, performeur et cinéaste, membre de nombreux groupes actionnistes tel Ultrafuturo, en sait quelque chose. Il y a 10 ans, il s’est vu poursuivre sous ce chef d’accusation pour s’être soumis à une crucifixion expérimentale mais bien réelle, cloué à sa croix des heures durant, cette inscription dans le dos : « Je ne suis pas le fils de Dieu ».
Aux dires de l’artiste, il s’agissait d’une scène du film « Toile/Huile » qu’il était en train de tourner, intitulée « N’en crois pas tes yeux ». Ce 1er avril 2000, l’équipe de tournage, munie d’une autorisation en bonne et due forme, travaillait à l’abri des regards indiscrets dans l’enceinte de l’Institut de culturologie. Mais par malheur, des journalistes de NTV introduits sur les lieux par un membre de l’équipe ont saisi l’occasion pour faire du « chaud ». Après avoir interviewé le crucifié, ils se sont empressés de diffuser le reportage, se gardant bien de préciser qu’il s’agissait d’une scène d’un film. C’est ainsi que la scène est devenue pour le grand public une des « actions » les plus provocatrices de l’histoire de l’actionnisme.
Un malheur n’arrivant jamais seul, des voisins de l’Institut qui n’étaient autres que des membres de la paroisse orthodoxe « Nicola na Bersenievke », en voyant le reportage, n’en ont en effet pas cru leurs yeux. Ils ont porté plainte auprès du Parquet de Moscou. L’affaire a finalement atterri à la section des « enquêtes sur les crimes religieux » du Parquet général. L’artiste, invité à un festival de cinéma en Bulgarie, aurait alors reçu le conseil explicite, de la bouche du juge d’instruction Iouriï Krylov de « s’y rendre et, si possible, de ne pas revenir ».
Dont acte. Mavromatti a suivi les traces d’Avdeï Ter-Oganian, peintre et actionniste exilé pour des raisons analogues en Tchéquie en 1999, où il a reçu le statut de réfugié en 2002. Il se trouve toujours aujourd’hui en Bulgarie. Le renouvellement de son passeport international russe lui ayant été refusé, il n’a pu obtenir la régularisation de sa situation auprès des autorités et est exposé à une procédure d’extradition qui le conduirait tout droit dans les geôles russes, en attendant son procès. Ce qui veut dire, affirme-t-il, à la mort : souffrant d’un ulcère, il ne supporterait pas les conditions de détention.
Confronté à cette situation sans issue, l’artiste a trouvé une alternative au suicide : toute la semaine du 7 au 13 novembre, tous les internautes de la planète étaient invités à assister chaque soir à son show on-line interactif « Svoï/
Tchoujoï », « Nôtre/Etranger » – « exécution publique populaire ». Et à participer à un vote à l’enjeu capital : pour ou contre l’exécution de l’artiste. Pour l’occasion, Oleg est descendu de sa croix pour s’installer dans une… chaise électrique de fabrication maison. Le décompte des voix cumulées était effectué tous les jours, et l’artiste, en cas de vote défavorable à 2 contre 1, devait recevoir une décharge de 600 000 volts d’une seconde, puis 2, puis… 7, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Tchoujoï », « Nôtre/Etranger » – « exécution publique populaire ». Et à participer à un vote à l’enjeu capital : pour ou contre l’exécution de l’artiste. Pour l’occasion, Oleg est descendu de sa croix pour s’installer dans une… chaise électrique de fabrication maison. Le décompte des voix cumulées était effectué tous les jours, et l’artiste, en cas de vote défavorable à 2 contre 1, devait recevoir une décharge de 600 000 volts d’une seconde, puis 2, puis… 7, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Le Courrier de Russie s’est entretenu par Skype avec Oleg Mavromatti, trois jours après le rendu du verdict populaire qui mettait fin à l’expérience : non-coupable, donc.
Le Courrier de Russie : Dans quel contexte le projet Svoï/Tchoujoï a-t-il pris forme, qu’est-ce qui vous a conduit à ce geste ?
Oleg Mavromatti : Le projet est né du fait qu’en Russie les artistes sont poursuivis de plus en plus souvent sur le fondement de l’article 282. Son application à la culture se généralise. Il a été porté par des démocrates convaincus, dont d’anciens dissidents. Mais comme toute arme, il a deux faces : il peut être utilisé à des fins soit pacifiques, soit militaires. Si la Russie était un pays vraiment démocratique, il pourrait fonctionner comme il le doit. Mais comme c’est un pays fascizoïde, la plupart des procès sont initiés par des gens ouvertement fascistes, comme l’Union des porte-étendard orthodoxes, qui agit avec la bénédiction de fait de l’Eglise orthodoxe¹.
Je me suis décidé à organiser ce projet parce que beaucoup de gens ne savent pas ce qui se passe, en raison de la vitrine glamour que présente le pays au monde. J’ai mis en place une procédure qui raccourcit la distance entre l’accusé et l’accusateur, et créé une situation où les gens pouvaient me châtier sans délai, pour tester les réactions. Les gens avec qui j’ai discuté le projet au stade de sa conception s’attendaient à une vague de votes en faveur de mon exécution. Mais les individus fascisants dont je parle, rusés et paranoïaques, n’ont pratiquement pas participé, m’adressant à la place une lettre m’enjoignant de me soumettre à un vrai tribunal. Ce résultat n’en est pas moins parlant, et permet de soulever le problème publiquement.
LCDR : Et quelles conclusions tirez-vous de l’expérience ?
O. M. : Vous savez que mon expérience était basée sur celle de Milgram [cette célèbre expérience de psychologie réalisée par l’américain Stanley Milgram en 1960 visait à évaluer le degré de soumission d'un sujet à une autorité jugée légitime lui intimant d’exécuter un ordre contraire à ses principes, en l’occurrence d’envoyer des décharges électriques à des « patients » incarnés en réalité par des acteurs, ndlr]. La grande différence, c’est que mon auditoire était beaucoup plus large. Il représentait un grand nombre de groupes et couches sociaux différents, teenagers et vieux, riches et pauvres, croyants ou non, et mettait en présence des groupes qui ne se croisent pas en général dans la vie. De plus, il n’y avait pas de motivation matérielle, comme dans l’expérience de Milgram, où les participants étaient rémunérés. Pas d’autre que ma mort, ou ma vie.
Au début il y avait des restrictions. Les votants devaient rendre compte de leur motivation. Mais ensuite nous avons décidé de compter tous les votes, même ceux qui n’étaient motivés que par trois points de suspension, car il y avait derrière chaque vote une personne concrète dotée d’une opinion. Et pour que tous soient absolument égaux, nous avons aussi annulé la clause de paiement pour les votes négatifs.
LCDR : Les 800 euros que vous auriez gagnés et dont vous auriez fait don à un refuge pour les chats, c’est un mythe ?
O. M. : Oui. C’est les journalistes qui ont fait leur propre calcul, en fonction du nombre de votes [soit 1600 fois 50 centimes d’euro, ndlr].
LCDR : Et le résultat final, alors ?
O. M. : En fait, je n’ai pas fermé le site bien que l’expérience soit terminée. Je trouve très bien que les gens continuent à s’exprimer sur la question que j’ai soulevée. Et du coup ils continuent à voter. Je regarde… Il y a toujours deux fois plus de voix pour la non-culpabilité que pour la culpabilité, soit 3265 contre 1617 [le 16 novembre au soir, ndlr].
LCDR : Si le vote avait été différent, vous seriez resté assis dans la chaise ?
O. M. : Oui. Je suis un artiste honnête, mes actions précédentes le prouvent. La crucifixion exécutée pour le film présentait également un danger mortel. J’ai volontairement utilisé des clous non désinfectés, trouvés dans la rue. Un mois durant, je suis resté entre la vie et la mort. Entre la septicémie et le tétanos, les médecins étaient horrifiés.
LCDR : Vous dites que les groupes fascisants comme les Nachi ou l’Union des porte-étendard orthodoxes utilisent les mêmes méthodes que les artistes actionnistes, même s’ils ne veulent pas le savoir. Pouvez-vous développer cette idée ?
O. M. : Les stratégies sont très proches, quand par exemple l’Union proteste contre les théories de Darwin en enterrant un singe [une poupée, ndlr]. Mais il ne s’agit même pas de propagande pour la religion chrétienne, ce sont plutôt des fous militarisés. Ils ne sont pas forcément utilisables par le pouvoir, et d’ailleurs un activiste de l’organisation est tombé sous le coup de l’article 282.
En définitive, le pouvoir joue le rôle de Dieu le père quand il intervient pour punir l’un ou l’autre groupe d’actionnistes en concurrence. Ce jeu est une forme de vaccination de l’Etat contre toute éventualité de révolution : l’introduction d’une bactérie vivante permet de stimuler le système immunitaire, qui produit les moyens de combattre le véritable virus.
LCDR : Pensez-vous que votre show peut déclencher un mouvement de soutien, une pression internationale pour empêcher votre extradition de Bulgarie, ou votre mise en cellule immédiate à votre arrivée en Russie ?
O. M. : Je ne crois pas, non. Mais je vais prolonger l’expérience du show, de la télétransmission en direct, sans chaise électrique. Le point le plus positif, c’est que j’ai découvert que les thèmes que j’ai abordés toute la semaine intéressent beaucoup de gens, pas seulement des individus mais aussi des groupes d’activistes. Je ne sais pas encore comment utiliser cette ressource, mais je sais qu’il n’existe aucun autre moyen de la mobiliser de façon aussi massive.
- Propos recueillis par Simon Roblin
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