Ce blog a pour objectif d'évoquer des formes de création qualifiées ou considérées comme extrêmes en Russie. L'idée est non seulement de présenter l'oeuvre des artistes contemporains russes, mais plutôt de dégager les caractéristiques essentielles des rapports entre d'une part les formes artistiques et d'autre part le régime et les forces politiques de la Russie actuelle, ainsi que la réaction sur ses formes et leur rejet par la population. Vous trouverez ici mes réflexions personnelles sur le sujet, mais surtout une collection de textes, de documents et d'articles de différents auteurs qui vous permettront de comprendre mieux l'art contemporain russe dans ses controverses, mais aussi le paysage politique et social de la Russie.

dimanche 26 décembre 2010

Deuxième Biennale de Moscou

Grand Angle 28/02/2007 à 06h21
Moscou dans le coup
Reportage

Le 1er mars s'ouvre la deuxième Biennale de Moscou. Longtemps méprisé par les tenants tout-puissants de l'académisme postsocialiste, l'art contemporain russe dispose désormais de lieux et de fonds.

MILLOT Lorraine

Moscou de notre correspondante

Ça sent le vin et le moisi. Il fait froid, humide et sombre. Mais dans la pénombre, une fois les yeux accoutumés, on peut voir des machines à fabriquer des nimbes, un bulbe d'église émerger du toit d'un trolleybus ou des métros qui emmènent leurs passagers vers un troisième monde. Autant prévenir tout de suite : le centre d'art contemporain qui vient d'ouvrir à Moscou dans une ancienne fabrique à vins (winzavod, en russe) se visite avec manteau et chapka, en prenant garde, dans l'obscurité, de ne pas tomber dans la piscine d'une installation ou dans la tombe creusée par l'artiste Gueorgui Pouzenkov, derrière une barre de saut en hauteur (avant de finir enterré, l'homme a tendance à vouloir établir des records). Mais ni le froid, ni le morbide, ni la complexité de certaines oeuvres ne semblent arrêter le public russe. Sous les immenses voûtes de la Winzavod, où l'on gardait jadis des blocs de glace, c'est une foule joyeuse qui se presse depuis l'ouverture, fin janvier, pour décrypter les oeuvres à voix haute et éclater en rires communicatifs.

Affaire de prestige

L'inspirateur de ce premier grand projet de la Winzavod, Oleg Koulik, a accédé à la gloire dans les années 90 en faisant le chien, marchant à quatre pattes, jappant et mordant les commissaires des expositions. C'était un reflet assez fidèle de la condition dans laquelle se trouvait l'art contemporain russe : à la rue, toisé par les tenants de l'académisme postsocialiste et du pompier qui régnaient alors en maître sur Moscou. Dix ans plus tard, ceux-ci sont encore loin d'avoir rendu les armes : leurs grands prêtres, Chilov, Glazounov et Tsereteli, ont toujours leurs galeries des horreurs et des conventions en plein centre de Moscou. Mais place est maintenant aussi accordée à des formes un peu plus actuelles et plus en phase avec ce qui se fait dans le reste du monde. Koulik a pu redevenir humain ­ il porte même haut et beau une barbe de grand sage ­ et rassembler pas moins d'une soixantaine d'émules pour une exposition qui se veut résolument optimiste, intitulée «Je crois». «Nous, les artistes russes, pour être reconnus en Russie, nous devions d'abord être exposés en Occident, explique Koulik, sous la yourte qu'il a rapportée de Mongolie et montée dans un coin de la Winzavod pour se réchauffer. Nous nous sommes beaucoup consacrés à la critique sociale, comme en Occident. Aujourd'hui, le moment est venu de mettre la politique, le social ou la religion de côté, pour voir ce en quoi croient les artistes russes. Et ils croient ! Moscou n'a jamais été aussi intéressant.»

La Russie, de fait, revient de loin : en 1974, quand Paris posait les premiers tuyaux du Centre Pompidou, à Moscou une exposition de «non-conformistes» était écrasée au bulldozer. Trente-trois ans plus tard, une excavatrice est elle-même devenue objet d'art, habillée de feutre noir par Dmitri Prigov, à l'entrée de l'exposition «Je crois». Dans la Russie de Poutine, très préoccupée de son image dans le monde, l'art contemporain est lui-même devenu affaire de prestige, reconnaît Koulik: «Il s'agit aussi de montrer que nous sommes civilisés. Nous n'avons plus seulement les missiles SS et les sous-marins nucléaires. Nous avons aussi de l'art contemporain !» A l'occasion de la deuxième Biennale de Moscou, qui se tiendra du 1er au 31 mars, une cinquantaine de lieux seront investis par les artistes russes et internationaux, et notamment deux énormes chantiers : celui du grand magasin Tsoum et celui de la tour de la Fédération, squelette de gratte-ciel en construction à l'ouest de la ville.

A force de répéter que Moscou manque d'un grand musée d'art moderne, comme Pompidou ou la Tate Modern de Londres, une bonne demi-douzaine de centres d'art contemporain ont été ouverts ces dernières années dans la capitale russe : un petit musée fédéral, deux musées de la ville de Moscou dirigés par la famille Tsereteli ­ qui a au moins l'intelligence d'accompagner le mouvement ­, plusieurs centres privés, sans compter la nouvelle galerie Tretiakov, qui grâce à l'énergie d'Andreï Erofeev, responsable des «nouvelles tendances», multiplie les projets contemporains. Un collectionneur, Vladimir Seminikhine, qui a fait fortune dans le bâtiment, vient d'ouvrir juste à côté de la Loubianka, siège des services secrets, son propre musée : en guise de lustre, c'est un cosmonaute de Koulik qui pendouille accroché à son cordon d'oxygène, tandis que, dans sa tombe en carton, le superbe Lénine des Nez bleus n'en finit plus de se retourner. Un autre collectionneur, Igor Markine, qui possède ­ entre autres ­ quelques dessins du Russo-Tchétchène Kallima et des tableaux en scotch de Valery Kochliakov, prévoit d'ouvrir son propre musée en mai.

«Comme à l'usine»

«On peut enfin vivre de son art en Russie, on n'est plus obligé de piquer l'argent américain», s'amusent Alexandre Chabourov et Viatcheslav Mizine, les deux créateurs du collectif Nez bleus, qui racontent volontiers comment, en 1998 encore, Chabourov avait dû faire passer ses soins dentaires comme un projet artistique, pour le faire payer par la Fondation Soros. Le processus, avec photos chez le praticien, certificats et quittances, est ainsi devenu oeuvre d'art, intitulée Soin et prothèse des dents. Aujourd'hui, c'est avec le même goût pour l'autodérision qu'ils accueillent l'arrivée du grand capital dans l'art russe contemporain : «Nous avons les galeries, les commissaires, les fonds et la biennale pour qui il faut produire tous les deux ans. On travaille maintenant comme à l'usine, c'est formidable !» Pour l'instant, et malgré leur gloire, les Nez bleus sont toujours dans un petit HLM du nord de Moscou, dans un appartement-atelier où deux murs suffisent à mettre en scène leur univers : l'un couvert d'un vieux papier peint soviétique, et un autre revêtu d'une toile synthétique chinoise à grosses fleurs, pour le style «Russie d'aujourd'hui».

«Il y a une espèce d'emballement en ce moment», se réjouit aussi le Français Pierre-Christian Brochet, éditeur en Russie des guides Petit Futé et collectionneur acharné de l'art de son pays d'adoption. Dans les années 90, il se souvient avoir été souvent seul à acheter la production d'artistes comme Mamyshev-Monroe, dont les travestissements en Marilyn Monroe, Poutine ou Gorbatchev se négocient aujourd'hui plusieurs milliers d'euros le tirage. «Malheureusement, quand ils ne sont pas partis à l'étranger, beaucoup d'artistes sont partis gagner leur vie comme designers, décorateurs d'intérieur ou publicitaires[métiers très recherchés aujourd'hui à Moscou et où l'on peut facilement faire fortune, ndlr], observe le Français, dont la collection doit être montrée en mai dans l'un des musées d'art moderne de la capitale russe. Résultat : il y a finalement peu d'artistes aujourd'hui à Moscou, pas plus de 70 sans doute, qui valent le coup. On est loin de ce qui se passe en Chine, par exemple.» Olga Lopoukhova, directrice d'Art-Strelka ­ un ensemble de garages juste en face de la cathédrale du Christ-Sauveur, reconvertis en galeries depuis deux ans ­, confirme : «Le paradoxe est que nous manquons d'artistes capables d'occuper les lieux immenses maintenant à leur disposition à Moscou.»

«Le fric qui coule à flots aujourd'hui» en Russie ne profite pas forcément aux jeunes talents, explique l'un d'eux, présenté par ses aînés comme un «génie» et déjà exposé par la galerie Guelman, l'une des meilleures de Moscou. «Il y a plein de pognon pour les artistes glamour, qui décorent joliment les collections et les musées privés, résume-t-il. Mais il n'y a toujours pas d'argent pour payer des bourses et des bonnes formations aux jeunes artistes. Moi, j'ai dû me former tout seul sur le tas, et aller seul démarcher les galeries pour les convaincre que ce que je fais est super.» L'art est loin de le nourrir, avoue-t-il : «Pour gagner ma vie, je vends de l'ecstasy.»

Poutine sur une miche de pain noir

Curieusement, la schizophrénie du régime Poutine, curieuse mixture de soviétisme et de capitalisme ultrasauvage, semble peu inspirer les artistes du pays. Quelques têtes de Poutine ont bien fait leur apparition ces dernières années, démultipliées ou piquées sur une miche de pain noir par les Nez bleus, mais rares sont les artistes qui semblent vraiment vouloir se colleter avec le régime. «Poutine est un pragmatique pur et dur, qui convient très bien à la Russie d'aujourd'hui», assure Koulik, que l'on a connu plus turbulent. «Sans doute avons-nous déjà brûlé toute notre énergie politique, sourit le peintre Konstantin Zvezdotchetov, qui a commencé dans l'underground soviétique pour se retrouver aujourd'hui à la mode, apprécié pour ses grandes fresques. Nous pensions que la liberté résoudrait tous nos problèmes et nous avons fait l'expérience que la liberté n'est que chimère. Nous avons compris que, de toute façon, les dirigeants sont toujours mauvais. Alors chacun cherche aujourd'hui plutôt le bonheur en dedans de soi.»

A 25 ans, heureux bénéficiaire d'un petit atelier à la Winzavod qu'il paye en toiles à livrer tous les mois, Valéri Tchtak en arrive au même constat : «Aujourd'hui, en Russie, un jeune est soit progouvernement et pro-Grande Russie, soit antimondialiste, soit on ne sait trop quoi. Je préfère être on ne sait trop quoi. Les antimondialistes sont très ennuyeux. Je préfère ne pas penser à la politique, mais plutôt à la vie, à la mort ou à l'art. D'autant que faire de la politique peut être dangereux.»

Avdeï Ter-Oganian, qui avait brisé des reproductions d'icônes à la foire «Art-Manège» de Moscou en 1998, a été poursuivi pour «incitation à la haine et atteinte à la dignité humaine». Pour une performance qui ne faisait au fond que perpétuer ce qui fut pendant soixante-dix ans la politique officielle du Kremlin et de ses maîtres actuels, l'artiste encourt aujourd'hui jusqu'à quatre ans de prison. Plutôt que de se laisser enfermer, Ter-Oganian a préféré partir en exil à Prague et Berlin. C'est de là qu'il continue d'envoyer ses oeuvres en Russie, proclamant «Il n'y a pas de Dieu» sur une bannière accrochée à la Maison centrale des artistes. Sans doute est-il toujours plus facile d'observer les névroses des autres depuis l'étranger.

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